À Bordeaux, plusieurs centaines de personnes – 1000 selon les organisateurs – se sont rassemblées place de la Victoire, ce samedi après-midi, sous un ciel menaçant. Du son techno, des prises de paroles, des performances artistiques. Du monde, des jeunes, moins jeunes, la grande majorité masquée. Des pancartes. Des bouches remplies de colère et d’interrogation. Car face à cette pandémie et aux (non) réponses du gouvernement, le tissu culturel nocturne se trouve « en grand danger d’extinction ».
« On tue à petit feu le monde de la nuit »
Casquette vissée sur le crâne, Kevin Ringeval, 44 ans, est le responsable de l’antenne régionale de l’association Technopol, qui a impulsé ce rassemblement « pacifique ». D’abord des chiffres. « La culture représente environ 600 000 emplois en France dont quelque 100 000 dans le secteur des musiques électroniques ».
« À l’instar du hip-hop, la musique électronique est un des poids lourds des musiques actuelles en France », précise-t-il.
Façon débit mitraillette, ses mots sont remplis d’interrogation et d’incompréhension, « comme si la culture n’était pas essentielle ». Il complète :
« Pourquoi le gouvernement ne réfléchit pas à des protocoles pour que nos établissements, nos festivals puissent recevoir du monde alors que c’est possible dans les centres commerciaux ? On ne saisit pas. On tue à petit feu la culture, le monde de la nuit… »
« Les gens vont mal »
L’homme rappelle que la culture « sert à créer du lien social. Le fait que les gens ne soient plus ensemble, ne soient plus nourris culturellement, engendre des soucis psychologiques ». Il résume : « Les gens vont mal. »
Et sur la question financière, il enchaine :
« Des établissements sont en train de mettre la clé sous la porte en France. Dans le centre-ville de Bordeaux, certains établissements de nuit ne savent plus comment payer leur loyer. Bientôt, on va avoir une vue précise sur le nombre d’établissements qui ne rouvriront pas. »
Face à ce tableau d’un noir d’encre, Kevin veut garder son optimisme : « Cette période nous permet de réfléchir à tout un tas de choses : comment mutualiser davantage les compétences, le matériel. Ou encore comment travailler de façon plus écologique dans nos lieux… »
« La free party ne mourra pas »
Florine, 21 ans, cheveux roses au vent, s’est pointée place de la Victoire pour soutenir le « monde de la musique et de l’événementiel ». Comme beaucoup dans la foule, celle qui bosse dans l’univers du piercing ne comprend pas le passe-droit accordé au Puy du Fou en août dernier « alors que les restaurants sont fermés ».
La jeune femme a aussi une pensée pour Tristan, l’organisateur présumé de la free party de Lieuron (Ille-et-Vilaine), le 31 décembre dernier, qui avait réuni 2 400 personnes pendant 36 heures au sud de Rennes, provoquant un tollé médiatique en pleine crise sanitaire.
Florine va en free party depuis l’âge de 15-16 ans, en Bretagne comme à Bordeaux, « pour un moment de partage ». Elle aime le hardcore, la tekno « avec un “k”, c’est important ». Pourquoi ? « Un coup de cœur alternatif », lâche-t-elle. Sa dernière free date du mois d’octobre. « Quand j’y vais, je fais super attention. » Là-bas, elle raconte le mélange des classes sociales, des âges… « On trouve des chirurgiens, des étudiants, des chômeurs et même des policiers. » Elle poursuit :
« En free party, il n’y a aucun jugement. Tout le monde vient comme il est. Le plus important, c’est le respect et l’autogestion. »
Florine s’agace aussi des idées reçues qui collent à la peau de ce mouvement « assez marginal » au fond. « On n’a pas besoin de drogue. On est constamment associé à ça, c’est pesant », lance-t-elle, directe comme un uppercut. A l’entendre, une chose est claire : « Covid-19 ou pas, la free party ne mourra pas. »
DJ avec ses platines au placard
L’un des bons côtés d’un rassemblement, celui de revoir des potes pas croisés depuis des semaines. Fabrice tient à le préciser, lui qui pète un « plomb » face à cette « monotonie », l’éternelle rengaine métro, boulot, dodo. « On a besoin de lien social. »
Dans la vie, ce girondin de 35 piges bosse comme agent technique dans un Ehpad. C’est aussi un « DJ amateur depuis 19 ans ». La techno, c’est sa passion. « Ça vient de la rave party. C’est aussi un état d’esprit, une mentalité. » L’homme est un actif : il organise des concerts, joue dans les clubs, les festivals… Enfin tout ça, c’était avant la pandémie.
« Je n’ai pas touché mes platines depuis cinq mois, ce qui ne m’arrive jamais habituellement », ajoute-t-il.
Face à un monde de la culture « à l’arrêt », Fabrice se dit « triste » et « révolté ». Il ajoute : « On priorise les centres commerciaux, les grosses industries et on oublie les p’tits indépendants. » Il en connaît : des amis techniciens, DJ ou managers dans des labels, qui aujourd’hui se trouvent plongés dans une « galère psychologique et financière ».
« On a tous besoin de voir des gens »
Bière à la main, Colette, un quart de siècle au compteur, est présente pour plusieurs raisons : un soutien au monde de la musique électronique, elle qui est bénévole dans de nombreuses associations.
« Au fond, j’ai toujours fait partie de ce mouvement qui est mal vu comme le rock à l’époque de nos parents. »
Elle souhaite également parler des étudiants, un sujet abordé lors des prises de parole. Colette est fraîchement diplômé comme ingénieur géologue. Elle rappelle que « les étudiants demeurent la catégorie socio-professionnelle la plus pauvre ».
« J’ai dû bosser durant mes sept années d’étude. Cette année, je devais partir en saison en tant que barmaid à Val Thorens pour rembourser mon prêt étudiant. Pas de saison, donc. C’est compliqué », relève-t-elle.
En plus de cette réalité financière, elle aborde les conséquences psychologiques des cours à distance en raison du coronavirus.
« Aujourd’hui, ce que vivent les étudiants, c’est un isolement terrible. Ma petite sœur, en master II en histoire de l’art à Bordeaux, ne connaît personne dans sa promo. Et passe ses journées derrière son ordi. On a tous besoin de voir des gens. »
Enfin, elle déplore les décisions gouvernementales « prises de manière unilatérales », dénonce le côté aberrant d’un couvre-feu à 18 heures : « A 17h, chaque week-end, tous les gens se jettent dans les supermarchés. » Et prévient, guère optimiste : « Ce n’est pas la dernière pandémie à laquelle le monde va être confronté. »
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